FRANCE (archéologie)

FRANCE (archéologie)
FRANCE (archéologie)

Depuis le XIXe siècle jusqu’aux années 1960-1970, la plupart des chantiers et des recherches archéologiques concernant le territoire national ont été conduits en France par des non-professionnels. La première loi réglementant et organisant ces recherches remonte seulement à 1941 et, pendant plus de trente années, c’est une administration squelettique faisant appel à des bénévoles qui fut chargée de l’appliquer. Les grands travaux qui ont remodelé la France de l’après-guerre ne firent l’objet ni de prévision ni de surveillance.

Il a fallu, en 1965-1966, l’explosion de scandales dont la presse s’est emparée pour que les problèmes soient publiquement posés. Du coup, l’«archéologie de sauvetage» a fait son apparition «officielle», mais ce n’est qu’à partir de 1975 que des efforts significatifs ont été entrepris pour constituer une administration digne de ce nom et pour augmenter les crédits accordés par l’État. Peu à peu s’est instituée la pratique d’obtenir des aménageurs la reconnaissance de leur responsabilité et le financement des travaux archéologiques rendus nécessaires par les opérations immobilières, les constructions d’autoroutes, etc. Une «carte archéologique» a également été entreprise visant à rassembler toutes les données connues afin d’organiser les actions préventives. Faute de disposer d’un personnel permanent en nombre suffisant, depuis 1980 environ s’est généralisé l’appel à des «vacataires» puis à des «contractuels» de plus en plus nombreux.

La part des opérations de sauvetage ne cesse de croître au détriment des recherches programmées, organisées en dehors de toute urgence pour répondre à des problèmes scientifiques déterminés. Cet accroissement, celui des financements, celui de l’emploi précaire, fait que l’archéologie du territoire national connaît à la fin des années 1980 une crise profonde, écartelée qu’elle est entre la volonté d’éviter la destruction aveugle du patrimoine enfoui et la nécessité de conduire des recherches rigoureuses. Elle pose des problèmes économiques et sociaux, elle s’interroge sur sa finalité. Seules de profondes réformes peuvent apporter une solution.

Un peu d’histoire

Pendant longtemps – jusqu’au XIXe siècle –, ce furent les monuments et les objets laissés sur notre sol par les Romains qui ont intéressé humanistes, historiens et... collectionneurs. L’idée que d’autres vestiges – aussi bien pré-romains que médiévaux – pouvaient avoir leur importance ne se fit jour, timidement, qu’à la Révolution, et encore sous des formes ambiguës, par exemple celle de la «celtomanie» qui trouva son origine dans l’ossianisme (qui séduisit tant les romantiques) et qui sévit plus d’un demi-siècle.

Au cours de la plus grande partie du XIXe siècle se développèrent en province de très nombreuses sociétés savantes qui consacrèrent une forte part de leur activité à la recherche «archéologique» (au sens le plus large: l’étude des monuments de toutes époques alliée à des activités de terrain). Des membres de la société bourgeoise se passionnèrent pour leur terroir et l’on vit, par exemple, de grands négociants comme Bulliot, à Autun, se lancer à la recherche de la fameuse capitale gauloise des Éduens, Bibracte. À Paris même se créèrent des organismes officiels comme le Comité des travaux historiques ou la Commission des monuments historiques qui, quoique essentiellement tournés vers l’art monumental, n’hésitèrent pas à aider en les subventionnant des recherches archéologiques de terrain. Cependant, alors que, pour l’archéologie française à l’étranger (que Champollion, par exemple, avait fait briller d’un vif éclat), des «magistères» avaient été créés, on ne vit rien de tel pour les «antiquités nationales». Le poids des civilisations gréco-romaines demeurait prépondérant: les grands personnages visitaient l’Italie et la Grèce, les collections qu’ils se constituaient étaient faites de pièces étrangères à de rares exceptions près. Un cas significatif est celui de Napoléon III auquel on doit les premières campagnes archéologiques de grande importance à Alésia: il s’agissait pour lui non de rechercher des traces du passé national, mais d’écrire l’histoire de Jules César, et il voulait s’assurer de la localisation de la fameuse bataille – qui faisait déjà l’objet de polémiques!

On comprend mieux les pesanteurs qui allaient obérer la recherche archéologique «historique» pendant longtemps (un certain «provincialisme» qui privilégie le petit terroir et qui peut porter au chauvinisme) si l’on observe le développement parallèle de la préhistoire qui, elle, se posa très vite – et dans la douleur – des problèmes scientifiques. En l’espace d’un demi-siècle, elle opéra une véritable révolution. Alors que, par exemple, les monuments mégalithiques étaient attribués aux Celtes, alors que toute la chronologie concernant les origines de l’homme d’«avant le déluge» se référait aux textes bibliques, un agent des douanes, Boucher de Perthes, n’hésita pas à déclencher un scandale inouï en mettant en évidence dans des niveaux d’alluvion proches d’Abbeville, qu’il avait décapés selon leur succession, la présence d’ossements humains et d’animaux fossiles. Toutes sortes d’expertises et de contre-expertises se succédèrent qui prirent en compte les données de la «stratigraphie», de la géologie, des traces de l’environnement, de l’analyse ostéologique, etc. Une discipline «scientifique» était réellement lancée.

Faut-il voir un événement symbolique dans la création du musée des Antiquités nationales à Saint-Germain-en-Laye en 1867? Certainement; non en tant que tel, car la présentation des pièces nous paraîtrait disparate (le plus intéressant sur le plan scientifique, c’étaient les collections de Boucher de Perthes), mais parce que, quelques années plus tard, les manuels de la IIIe République allaient diffuser des textes et des illustrations inimaginables peu auparavant: des hommes préhistoriques dans des cavernes, des Gaulois («nos ancêtres») au milieu des forêts devant des huttes rondes, un Moyen Âge rudimentaire. Cette imagerie demeure d’ailleurs vivace chez ceux qui ont fait leurs études primaires avant les années 1950!

Pourtant, si elle constitua ce réseau d’instituteurs qui, en France comme dans les colonies, apprit aux enfants à connaître (un peu) les Gaulois, si elle développa d’autres ordres d’enseignement, la IIIe République fit peu pour l’enseignement et le développement des «antiquités nationales». Elle poursuivit en revanche la politique de création de grandes écoles ou d’instituts français à l’étranger. Nos facultés ignorèrent l’archéologie de notre territoire, que seuls abritèrent le cabinet des Médailles de la Bibliothèque nationale, l’École du Louvre, celle des Chartes et le Collège de France où Camille Jullian vint, au début du siècle, illustrer la chaire d’«Antiquités nationales».

Rien d’étonnant donc si ce furent des membres de sociétés savantes, des conservateurs de musée de province et toute une légion de bénévoles qui se consacrèrent à des fouilles et à des publications. La liste serait longue de ces entreprises quasi individuelles, entamées sur des «coups de cœur», qui débouchèrent parfois sur des ouvrages scientifiques (le fameux Manuel de Joseph Déchelette, négociant en textiles à Roanne, tué au front en 1914 et dont l’œuvre reste aujourd’hui une référence), parfois aussi sur des mises au jour de sites prestigieux (l’abbé Sautel commence, en 1907, à fouiller Vaison-la-Romaine et il y demeurera... quarante-huit ans), mais souvent sur le dégagement de quelques murs, la recherche de céramiques, de pièces métalliques, de sculptures qui donnèrent lieu à des publications modestes et à des présentations d’inégale qualité dans des «musées» eux-mêmes très différents, du plus prestigieux (celui de Lyon, par exemple) au plus humble.

Ces travaux se firent non seulement sans programmation mais, généralement, sans aucun accompagnement financier ou scientifique de la part de l’État. La période d’entre les deux guerres représenta une époque noire pour le musée des Antiquités nationales qui, faute de crédits, faute d’une politique appropriée, connut un long sommeil. Le peu d’intérêt que les pouvoirs publics portaient à l’archéologie se manifesta dans le fait que la loi promulguée le 31 décembre 1913 sur les Monuments historiques ignorait totalement les gisements archéologiques. Chose curieuse, ce fut en période de guerre, le 27 septembre 1941, que le régime de Vichy promulga la première loi sur les fouilles archéologiques.

Alors que, pour la préhistoire – qui n’ignorait pas non plus les bénévoles (pensons à l’abbé Breuil et à son analyse de l’art pariétal) –, s’était développé un réseau mettant en œuvre diverses disciplines «scientifiques» (géologie, paléontologie, sciences naturelles, etc.), que les relations internationales étaient vivaces – spécialement pour le Paléolithique –, l’archéologie historique demeurait pour l’essentiel parcellaire, étrangère aux problèmes méthodologiques (y compris pour les techniques de fouilles), ignorante des questions posées à l’étranger, notamment en Angleterre, en Allemagne, aux Pays-Bas, et même aux États-Unis.

En mettant en place un embryon d’administration, la loi de 1941 – validée par une ordonnance du 13 septembre 1945 – ne changea pas dans l’immédiat les mentalités mais en prépara l’évolution. Des chercheurs – pour beaucoup, universitaires enseignant l’histoire ou l’archéologie grecque et romaine – exercèrent, à titre bénévole, les fonctions de directeurs des Antiquités. Le C.N.R.S. commença à recruter, d’abord à dose homéopathique, des archéologues du territoire national. Des crédits commencèrent à être octroyés. Des débats surgirent timidement sur les techniques de fouille. À partir des années 1960, le «boom» économique, la fin des guerres coloniales entraînèrent l’élan qu’ont décrit les sociologues vers les sciences humaines. Par ailleurs, Mai-68 a mis en lumière, entre autres, le désir profond d’une génération nouvelle de retrouver ses racines. La conjonction de ces différents facteurs a fait que l’archéologie nationale a trouvé insensiblement un nouveau statut. Cependant, la modification profonde de celle-ci allait venir, dix ans plus tard, du développement de l’archéologie de sauvetage.

Le développement des «sauvetages»

Aux États-Unis, dans les années 1930, se développèrent des programmes d’aménagements gigantesques – par exemple, pour régulariser des fleuves comme le Tennessee. Des archéologues se mirent au travail, firent un nombre important d’observations, récoltant quantité d’objets. En 1935, un ouvrage fut publié, novateur, qui posait les bases d’analyses statistiques. Une politique du sauvetage se définissait.

Dans la plupart des pays voisins de la France, dès l’après-guerre (parfois auparavant), deux types de conduite s’observent. Soit une réglementation stricte mise en œuvre par la loi, soit, à l’inverse, l’engagement d’une série d’opérations préventives: par exemple le recensement des sites qui exigent une intervention des archéologues avant toute atteinte, pouvant aussi conduire à des mesures de protection ou à des modifications des projets d’aménagement. En France, rien de tel.

En fait, l’archéologie de sauvetage est née de «scandales»: face aux intérêts économiques, des archéologues ont entraîné une partie de l’opinion et de la presse; les pouvoirs publics ont dû prendre position, financer des opérations «lourdes» que n’avait jamais connues l’archéologie française – à quoi s’ajoutaient des indemnités importantes versées aux promoteurs. Les «affaires» de la place de la Bourse à Marseille (constructions de bâtiments publics et privés à l’emplacement du rempart et du port antiques), du parvis Notre-Dame à Paris (parking souterrain) déclenchèrent, à la fin des années 1960, des polémiques désormais célèbres.

Passons sur les contre-exemples. Depuis la fin de la guerre, les opérations de reconstruction, les restructurations agricoles ont causé des dommages immenses que nul n’a observés ou presque. Les progrès réalisés dans le domaine des engins fouisseurs, excavateurs et autres n’ont cessé de rendre plus rapides et plus graves les atteintes portées au sous-sol. Des millions d’hectares ruraux ont été modifiés par les sous-solages qui bouleversent les couches profondes du sol, par la progression des carrières et des gravières, et le centre de nombreuses villes ou agglomérations secondaires a été retourné, en dehors de toute observation archéologique. Ne cherchons pas à dresser la sinistre liste de ces pertes irrémédiables de notre patrimoine.

La fin des années 1960 marque donc les vrais débuts d’une attitude nouvelle à l’égard des sauvetages. L’attention que les pouvoirs publics commencent à porter à ces problèmes se marque par la demande d’un rapport qu’ils confient, en 1974, à Jacques Soustelle. Il faudra cependant encore attendre pour que commence à se mettre en place une politique un peu coordonnée. Divers tableaux le montrent clairement: c’est aux environs des années 1977-1978 que se produisent parallèlement un «décollage» du nombre d’opérations de terrain, un gonflement des effectifs et le début de financements importants qui n’ont, depuis lors, cessé de croître. D’autres graphiques prouvent que ces développements sont liés aux sauvetages, dont la part ne cesse d’augmenter. C’est aussi le moment où la réglementation se modifie.

Les cadres législatifs et réglementaires

L’archéologie est entrée dans le droit français par la loi du 27 septembre 1941, validée en 1945. À son origine, Jérôme Carcopino, l’un des grands historiens de l’Antiquité. La logique de ce texte est bien définie par son article premier: «Nul ne peut effectuer sur un terrain lui appartenant ou appartenant à autrui des fouilles ou des sondages à l’effet de recherche de monuments ou d’objets pouvant intéresser la préhistoire, l’histoire, l’art ou l’archéologie sans en avoir au préalable obtenu l’autorisation.» D’autre part (art. 9), «l’État est autorisé à procéder d’office à l’exécution de fouilles ou de sondages [...] sur des terrains ne lui appartenant pas [...]. À défaut d’accord amiable avec le propriétaire, l’exécution des fouilles ou sondages est déclarée d’utilité publique». Enfin (art. 14), en cas de découverte fortuite, «l’inventeur de ces vestiges ou objets ou le propriétaire de l’immeuble où ils ont été découverts sont tenus d’en faire la déclaration immédiate [...]. Le propriétaire de l’immeuble est responsable de la conservation provisoire [...]». Pendant six mois (art. 15), «les terrains où les découvertes ont été effectuées sont considérés comme classés». L’État peut y entreprendre des fouilles ou en autoriser.

Cette loi visait à subordonner à autorisation les opérations de fouilles, à permettre à l’État d’engager des fouilles là où il le jugerait bon, à rendre obligatoire la déclaration des découvertes fortuites et à «geler» les terrains où celles-ci se seraient produites. Paradoxalement, alors même que toute notion de sauvetage, de travaux urgents, etc. est étrangère à ce texte, il donne à la puissance publique des moyens d’intervention qui demeurent aujourd’hui valides et que les lois récentes de décentralisation n’ont pas entamés.

La «loi Carcopino» concernait expressément des «monuments» et «objets». L’archéologie, au fil du temps, s’est intéressée à bien d’autres vestiges, plus ou moins impalpables (des pollens, des ossements, etc.), et particulièrement aux «couches» qui les renferment. Une loi du 15 juillet 1980 a, pour la première fois, introduit dans le droit français la notion fort importante de «terrain contenant des vestiges archéologiques» – une percée!

Mais, pour l’archéologie de sauvetage, le texte fondateur demeure un article du Code de l’urbanisme de 1977 (R. 111.3.2.) qui stipule qu’un permis de construire peut être refusé ou soumis à des prescriptions «si les constructions sont de nature, par leur localisation, à compromettre la conservation ou la mise en valeur d’un site ou de vestiges archéologiques». D’autres dispositions l’ont accompagné, notamment un décret du 5 février 1986 qui prévoit, dans la plupart des procédures d’urbanisme, la prise en compte de la protection du patrimoine archéologique. On pourrait citer d’autres textes concernant les plans d’occupation des sols (P.O.S.) ou les zones d’aménagement concerté (Z.A.C.) etc. Des projets de lois sont à l’ordre du jour concernant la vente et l’utilisation des détecteurs de métaux ou encore les biens culturels maritimes présentant un intérêt archéologique ou historique. D’autres sont à l’étude visant à définir la responsabilité financière des aménageurs. Mis en place tardivement, le cadre réglementaire régissant l’archéologie a connu une évolution rapide.

Les intervenants

La loi de 1941 chargeait de son application le ministre des Affaires culturelles. Celle du 21 janvier 1942 créa des circonscriptions archéologiques. En 1964, un Bureau des fouilles et antiquités fut constitué au sein de l’administration centrale. Quelques postes à temps plein commencèrent, peu à peu, à être affectés aux circonscriptions régionales. Le tournant se situe en 1981 lorsque, dans le cadre de la nouvelle direction du patrimoine, fut créée une sous-direction de l’archéologie chargée «d’étudier, de protéger, de conserver et de promouvoir le patrimoine archéologique national» (arrêté du 2 février 1981). En dépendent les directions des Antiquités qui s’inscrivent dans le cadre des vingt-deux régions de programme; systématiquement dédoublées (antiquités préhistoriques, antiquités historiques) à l’origine, elles tendent depuis peu à être regroupées en une direction unique par région.

Placé auprès du ministre chargé de la Culture, le Conseil supérieur de la recherche archéologique, créé en 1964 et modifié en 1985, «connaît des questions relatives aux recherches archéologiques intéressant le territoire national». Il réunit, selon des procédures diverses (membres de droit, membres élus, membres nommés), des représentants des divers ministères, des institutions ou des corps intervenant dans l’archéologie nationale, et l’on y trouve aussi des membres d’associations et des archéologues bénévoles.

Cette diversité traduit la variété des intervenants. En fait, il faut distinguer entre les opérations liées à des sauvetages et les autres, dites «fouilles programmées». Ces dernières sont souvent dirigées par des chercheurs du C.N.R.S., des universitaires, des enseignants et des bénévoles (surtout en préhistoire). En revanche, les sauvetages – pour des raisons évidentes (programmation rapide, durée importante, conditions difficiles) – incombent le plus souvent à d’autres archéologues. Partiellement, aux agents du ministère de la Culture dont les effectifs, en dépit d’une progression récente spectaculaire, demeurent insuffisants. Des collectivités territoriales (départements et municipalités) ont recruté environ 120 archéologues (chiffre pour 1988) avec des statuts divers. Eux aussi assurent une partie des opérations. Mais cela reste insuffisant, si bien que, depuis quelques années, une archéologie «contractuelle» s’est développée à mesure qu’augmentaient les financements.

Les financements

À la suite du rapport remis par Jacques Soustelle en 1975, un Fonds d’intervention pour l’archéologie de sauvetage avait été institué. Doté de quelques millions de francs, il s’est vite révélé insuffisant. Sans qu’aucune politique nationale n’ait été définie et en dehors de textes réglementaires précis, l’action de quelques directeurs des Antiquités a radicalement transformé les comportements. Certains aménageurs, soucieux de lever les hypothèques archéologiques dans des délais rapides, ont accepté (voire proposé) de financer des prospections, des fouilles – et parfois les études consécutives à celles-ci. Des conventions de plus en plus nombreuses ont donc été passées entre l’État et des aménageurs (sociétés d’autoroute ou de métro, municipalités, promoteurs immobiliers, etc.), plaçant à la charge de l’aménageur les opérations archéologiques provoquées de son fait.

Le développement de l’Association française pour l’archéologie nationale, qui met en place auprès des directeurs des Antiquités les moyens nécessaires aux interventions, montre clairement l’évolution des financements. Alors que, de 1982 à 1987, la subvention d’État doublait, la part des crédits «extérieurs» décuplait. Dans ce graphique apparaît un bloc «Louvre». Il reproduit la part des financements consacrés à l’archéologie par l’Établissement public du Grand Louvre lors des travaux liés à l’aménagement du musée: quelque 50 millions de francs entièrement payés par l’aménageur, correspondant notamment au recrutement de 70 à 80 personnes à temps plein pendant deux ans. Le retentissement de cette opération a contribué au renforcement de la tendance. Ces chiffres sont d’ailleurs inférieurs à la réalité: ils ne prennent pas en compte nombre de prestations (terrassements, par exemple) ni certains crédits qui passent par d’autres relais.

L’une des conséquences de cette nouvelle pratique, c’est l’emploi (précaire) d’un nombre sans cesse croissant de «contractuels» (environ un millier en 1988) à durée déterminée (en moyenne 5 mois). Outre les problèmes sociaux qu’elle pose, elle amène à s’interroger sur sa validité scientifique.

Ombres et lumières

L’Université n’était pas préparée à former rapidement autant de jeunes archéologues: ses cursus ne sont guère adaptés, l’archéologie nationale et les méthodes de fouilles n’y sont guère enseignées. Beaucoup de contractuels se sont, par force, formés sur le terrain. Faute de suivi universitaire, faute de formation permanente, faute aussi de moyens matériels, ils se trouvent souvent démunis pour étudier et publier le résultat des fouilles qu’ils ont conduites ou auxquelles ils ont participé. D’autre part, l’énorme masse de données qui s’est accumulée et qui demande à être analysée se heurte à la faiblesse insigne du réseau des laboratoires français dont le C.N.R.S. s’est à peu près désintéressé. Vaut-il donc la peine de conduire tant d’opérations, de mobiliser tant de jeunes chercheurs, de dépenser tant de crédits pour n’aboutir qu’à quelques expositions ou plaquettes destinées au grand public mais rarement à des publications scientifiques?

Cette question appelle plusieurs réponses. Tout d’abord, la France paie un retard de trente à quarante années par rapport à ses voisins européens: prise de conscience tardive de son patrimoine, lenteur d’adaptation de ses «grandes» institutions, préférence donnée aux «grandes opérations» au détriment d’une politique de continuité.

En second lieu, l’archéologie de sauvetage a profondément transformé les problématiques et les méthodes. Elle a donné une vaste dimension spatiale à des recherches presque toujours fortement localisées: les fouilles de la vallée de l’Aisne, qui ont précédé sur 70 kilomètres la progression des gravières et découvert (à ce jour) près de 300 sites pré-et protohistoriques, nous donnent une vision de l’occupation du sol en Picardie jusqu’alors insoupçonnée. La fouille, dans une ville, de plusieurs hectares contigus (ou même discontinus) sur toute l’épaisseur des sédiments archéologiques, fait appréhender une histoire évolutive et non plus seulement un monument ou une maison ou les vestiges d’une époque. Les vastes prospections exigées par une autoroute, une ligne de T.G.V. donnent des renseignements que n’aurait fournis aucune fouille programmée. Du coup, les méthodes ont également évolué, par exemple la pratique des grands décapages, inconnus chez nous il y a encore quinze ou dix ans (découvrant des villages néolithiques ou du haut Moyen Âge, des traces de travaux agraires, etc.), ou encore un appel plus systématique (du moins pour les périodes historiques) aux techniques d’analyses visant à restituer l’environnement (la faune, la flore, les paysages, les cultures). La nécessité de fouiller de vastes espaces, les financements appropriés sont autant de stimulants qui ont bouleversé les conduites archéologiques.

Reste le problème des publications scientifiques. Il y en a eu, il y en aura d’excellentes, mais les lacunes risquent d’être nombreuses: elles représentent le prix à payer pour une progression anarchique. On peut admettre cette déperdition en considérant les autres acquis, mais on ne saurait accepter que la situation se pérennise. Aux institutions concernées de prendre leurs responsabilités et d’engager les actions qui s’imposent.

Perspectives scientifiques

L’archéologie nationale a plus changé dans les quinze dernières années que depuis sa timide apparition à la fin du XVIIIe siècle jusqu’aux années 1970. Sous la contrainte des sauvetages, les méthodes, les moyens et les connaissances se sont transformés. Il n’est pratiquement pas de période – sauf, en partie, le Paléolithique et l’Épipaléolithique – pour laquelle les données récentes n’aient bouleversé les conceptions ou apporté des chaînons manquants. Agglomérations jusqu’alors inconnues, vastes nécropoles, systèmes ruraux, etc.: même une civilisation qu’on croyait bien connaître – l’époque gallo-romaine – se révèle sous d’autres traits. On pourra – et il faudra – réécrire sous peu notre histoire, au moins jusqu’au Moyen Âge.

Ce constat positif se nuance cependant de nombreuses restrictions. D’abord, à quel prix? Ces nouvelles données ont été (presque toujours) acquises au détriment de notre patrimoine: des milliers d’hectares de vestiges de toutes sortes détruits définitivement. Cela ne peut durer: pratiquerons-nous la politique de la terre brûlée? D’où la nécessité de transformer l’archéologie de sauvetage en archéologie préventive. C’est – encore une fois – bien tard et avec des techniques inappropriées que la France a engagé son inventaire des sites archéologiques; il s’agit de le faire progresser de manière à permettre des études d’impact efficaces qui devraient parfois déboucher sur des acquisitions de terrain pour constituer des «réserves» ou sur des protections juridiques. Il s’agit aussi de développer, en accord avec les collectivités, les évaluations du sous-sol des villes. De généraliser l’emploi de techniques de fondations d’immeubles non ou peu destructives, etc.

Il est également urgent de conférer à l’archéologie de sauvetage une qualité et une rigueur dignes de sa mission. Voilà qui implique une politique comportant de nombreux volets:

– une réforme des mécanismes de financement qui permette d’adapter les moyens à l’intérêt scientifique d’une opération (et non plus aux capacités financières d’un aménageur);

– la constitution d’un corps d’encadrement de haut niveau scientifique, ce qui exige des filières de formation;

– une priorité accordée aux publications;

– l’instauration d’une chaîne cohérente de laboratoires;

– enfin, et ce n’est pas le moins important, une définition claire et acceptable de l’emploi.

Par ailleurs, on ne saurait éluder la définition de programmes de recherche qui prennent en compte à la fois les interventions de sauvetage et les fouilles dites «programmées». Le temps n’est plus de fouiller la partie thermale d’une villa gallo-romaine, quelques week-ends par an, sous la conduite d’un notable qui se pique d’archéologie. Il ne s’agit pas, ce disant, d’éliminer l’archéologie «bénévole»; il s’agit au contraire de l’intégrer dans le mouvement de la recherche qui passe inévitablement par le développement de grandes opérations centrées sur une problématique. La France connaît encore, malgré une sensible réduction, trop de chantiers de petite envergure au faible apport scientifique. Il faut donc engager la définition de quelques programmes prioritaires qui fédèrent des recherches de toutes sortes: des prospections, des études d’archives (pour l’archéologie des périodes médiévales et récentes), des sondages éventuels, quelques grandes opérations aussi bien dotées que les sauvetages, des analyses, des publications, etc. Quelques entreprises ont été récemment lancées, par exemple autour du mont Beuvray (Bibracte) pour l’époque gauloise, de Lattes pour la protohistoire méridionale, de Saint-Romain-en-Gal pour le gallo-romain, de Charavines pour le haut Moyen Âge, etc. Ce n’est qu’une amorce.

Archéologie et société

Si la finalité de l’archéologie nationale est de nous restituer notre passé en améliorant sans cesse nos connaissances, cette discipline a en quelques années pris une dimension économique et parfois politique (par exemple dans la vie de certaines municipalités); l’opinion et la presse se sont emparées de certaines «affaires», des entreprises commerciales se développent autour de thèmes archéologiques (l’archéodrome de Beaune en a été le précurseur), l’édition privée sollicite de plus en plus les archéologues.

En fait, notre archéologie, c’est à la fois la recherche d’un savoir et une relation à notre patrimoine national, et on ne saurait engager de réflexion sans prendre en compte l’une et l’autre. La connaissance et le respect du patrimoine vont de pair. La connaissance ne doit pas passer par une destruction systématique du patrimoine. Le respect du patrimoine exclut toute forme vulgaire et dégradée de sa présentation (comme des «parcs» commerciaux sans garantie scientifique).

En ce sens, les scientifiques et les institutions ont à modifier leurs comportements. La loi de programme du 5 janvier 1988, qui prévoit la mise en valeur des sites archéologiques, en fournira peut-être une première occasion officielle, à condition que des formules inventives soient mises en œuvre. Surtout, une action concertée devrait, par le canal de l’Éducation nationale, être lancée à l’adresse des enfants du primaire et du secondaire. C’est grâce à un effort de sensibilisation des futurs citoyens (dans le cadre de l’instruction civique?) et à un appel plus systématique à l’archéologie (notamment régionale) dans le cadre des programmes scolaires que les problèmes actuels pourraient trouver dans l’avenir leur solution.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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